« Le succès global exige des firmes qu’elles prennent en compte la diversité et la distance plutôt que de faire comme si elles n’existaient pas ou chercher à les éliminer. » Tel est le conseil que donne Pankaj Ghemawat aux dirigeants qui veulent emmener leurs entreprises sur la voie de l’international. Pour ce professeur de management stratégique enseignant à la Harvard Business School et à l’IESE de Barcelone, il faut en effet en finir avec les rêveries sur un monde devenu soudainement « plat » sous l’effet de la libéralisation des échanges (1).
Contre la vision de Kenichi Ohmae, gourou du management stratégique annonçant la fin des Etats-nations et un monde dans lequel l’économie et les entreprises ignorent les frontières (2), Pankaj Ghemawat plaide pour un rapide retour au réel. « Pour chaque livre ou article que vous lirez, décrivant un monde plat, vous pouvez en lire un autre mettant l’accent sur l’émergence du capitalisme d’Etat et la rivalité économique entre la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. On ne saurait mieux souligner que le monde n’est ni une collection de nations autonomes, ni parfaitement plat mais qu’il est ‘semiglobalisé’ », écrit-il.
Selon lui, dans une telle configuration, plutôt que de chercher à devenir apatrides, les firmes et leurs dirigeants doivent donc plutôt prendre en compte leur propre identité et celles de leurs clients dans leurs stratégies de développement à l’international. Une posture qu’il définit par le concept subtil de « cosmopolitisme enraciné » et qui passe par l’abandon du « modèle de la citoyenneté globale souvent implicite dans la rhétorique managériale ». Parce que, bien qu’elles s’en défendent, les firmes restent enracinées dans une culture et surtout parce qu’ « il n’y a pas que les entreprises qui restent profondément enracinées. C’est également le cas des gens qui sont leurs clients, leurs employés, leurs investisseurs et leurs fournisseurs. »
Qu’en pensent les dirigeants français ? Nous avons posé la question à Thomas Savare, directeur général d’Oberthur Fiduciaire, une entreprise française d’un millier de salariés. Depuis des années, il arpente le monde pour vendre les mérites et le savoir-faire de son entreprise. Avec un réel succès : spécialisée dans l’impression de billets de banque, Oberthur Fiduciaire compte en effet, parmi ses clients, quelques 70 pays dans le monde. Ce qui fait de son directeur général un des meilleurs connaisseurs français des relations d’affaires internationales et même des relations internationales puisque, particularité de son secteur, la plupart de ses clients sont des États.
« Je me suis délivré très tôt de la fiction trop répandue du village global dans laquelle les façons de faire et de penser seraient devenues homogènes. Car la réalité de terrain est tout autre », affirme ce jeune dirigeant de 44 ans. Il précise : « Bien sûr, il y a des normes communes : tous nos clients, quelle que soit leur nationalité, jugent de la validité technologique, juridique ou économique d’une offre en utilisant les mêmes outils. Mais chacun sait que les contrats ne se remportent pas sur ces seuls critères universels. » Qu’est qui fait alors la différence ? « Pour gagner un marché, il faut aussi gagner la confiance, surtout dans un métier confidentiel comme le nôtre. Et là on sort du domaine de l’arithmétique pour rentrer dans celui, beaucoup plus subtil, de l’humain et de la culture. Fort heureusement, les hommes sont tous différents et la culture est, à la surface du globe, riche de nuances », affirme Thomas Savare.
Au plan pratique, comment faut-il alors procéder ? « Je ne vais pas donner de recettes toutes faites, car c’est justement cela qu’il faut éviter : les préjugés ! », met-il en garde. Selon Thomas Savare, en effet, il faut ainsi se libérer des catalogues de savoir-vivre interculturel… « Pour nouer des relations durables avec des clients et des partenaires, il ne faut pas se conformer à la lettre, il faut s’imprégner de l’esprit. Et surtout, il faut savoir écouter. Ecouter pour s’imprégner de l’autre, le comprendre et le respecter. »
De la sorte, il rejoint les préconisations de nombreux experts qui, à l’instar de Patricia Glasel, directrice de Berlitz International Consulting, préconisent de « commencer par comprendre son propre cadre de références, la culture dont on est issu. Quand on a bien compris d’où l’on vient, de quoi l’on est fait, alors seulement on peut aller voir comment fonctionnent les autres ! (3) »
Au final, Thomas Savare partage-t-il la vision de la mondialisation défendue par Pankaj Ghemawat ? « Ses observations me semblent assez pertinentes et fort réalistes », répond-il. « Elles correspondent en tout cas à mon vécu professionnel. J’ai en effet pu mesurer que – dans mon secteur tout particulièrement – le succès à l’international repose sur la capacité à savoir jouer simultanément sur de nombreux échiquiers : technologique, économique et commercial, bien sûr mais aussi diplomatique et culturel ».
Et d’apporter une précision d’importance : « La mondialisation ne recouvre pas la même réalité vue de Paris, de Londres ou de Bruxelles que de Dakar, de Delhi ou du Cap. Nous Français et Occidentaux, sommes les seuls à estimer que la mondialisation débouche nécessairement sur un effacement des cultures et un reflux des Etats. Pour la quasi-totalité des autres peuples, c’est le contraire : ils y voient une occasion d’affirmer leur culture, leurs ambitions, leur souveraineté… C’est un malentendu qu’il n’est probablement pas inutile de lever. » Et si, pour mieux réussir dans la mondialisation nous devions avant tout nous libérer de nos idées reçues sur la mondialisation ?
(1) “The Cosmopolitan corporation”, par Pankaj Ghemawat, Harvard Business Review, mai 2011.
(2) Voir notamment « The Invisible Continent: Four Strategic Imperatives of the New Economy », Editions Harper Business, 2001 et «The end of the nation state », Free Press Paperbacks, 1996.
(3) « L'expatriation, ça se prépare », par Patricia Glasel, www.expatlive.com, 16/05/11.
P.M.
Contre la vision de Kenichi Ohmae, gourou du management stratégique annonçant la fin des Etats-nations et un monde dans lequel l’économie et les entreprises ignorent les frontières (2), Pankaj Ghemawat plaide pour un rapide retour au réel. « Pour chaque livre ou article que vous lirez, décrivant un monde plat, vous pouvez en lire un autre mettant l’accent sur l’émergence du capitalisme d’Etat et la rivalité économique entre la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. On ne saurait mieux souligner que le monde n’est ni une collection de nations autonomes, ni parfaitement plat mais qu’il est ‘semiglobalisé’ », écrit-il.
Selon lui, dans une telle configuration, plutôt que de chercher à devenir apatrides, les firmes et leurs dirigeants doivent donc plutôt prendre en compte leur propre identité et celles de leurs clients dans leurs stratégies de développement à l’international. Une posture qu’il définit par le concept subtil de « cosmopolitisme enraciné » et qui passe par l’abandon du « modèle de la citoyenneté globale souvent implicite dans la rhétorique managériale ». Parce que, bien qu’elles s’en défendent, les firmes restent enracinées dans une culture et surtout parce qu’ « il n’y a pas que les entreprises qui restent profondément enracinées. C’est également le cas des gens qui sont leurs clients, leurs employés, leurs investisseurs et leurs fournisseurs. »
Qu’en pensent les dirigeants français ? Nous avons posé la question à Thomas Savare, directeur général d’Oberthur Fiduciaire, une entreprise française d’un millier de salariés. Depuis des années, il arpente le monde pour vendre les mérites et le savoir-faire de son entreprise. Avec un réel succès : spécialisée dans l’impression de billets de banque, Oberthur Fiduciaire compte en effet, parmi ses clients, quelques 70 pays dans le monde. Ce qui fait de son directeur général un des meilleurs connaisseurs français des relations d’affaires internationales et même des relations internationales puisque, particularité de son secteur, la plupart de ses clients sont des États.
« Je me suis délivré très tôt de la fiction trop répandue du village global dans laquelle les façons de faire et de penser seraient devenues homogènes. Car la réalité de terrain est tout autre », affirme ce jeune dirigeant de 44 ans. Il précise : « Bien sûr, il y a des normes communes : tous nos clients, quelle que soit leur nationalité, jugent de la validité technologique, juridique ou économique d’une offre en utilisant les mêmes outils. Mais chacun sait que les contrats ne se remportent pas sur ces seuls critères universels. » Qu’est qui fait alors la différence ? « Pour gagner un marché, il faut aussi gagner la confiance, surtout dans un métier confidentiel comme le nôtre. Et là on sort du domaine de l’arithmétique pour rentrer dans celui, beaucoup plus subtil, de l’humain et de la culture. Fort heureusement, les hommes sont tous différents et la culture est, à la surface du globe, riche de nuances », affirme Thomas Savare.
Au plan pratique, comment faut-il alors procéder ? « Je ne vais pas donner de recettes toutes faites, car c’est justement cela qu’il faut éviter : les préjugés ! », met-il en garde. Selon Thomas Savare, en effet, il faut ainsi se libérer des catalogues de savoir-vivre interculturel… « Pour nouer des relations durables avec des clients et des partenaires, il ne faut pas se conformer à la lettre, il faut s’imprégner de l’esprit. Et surtout, il faut savoir écouter. Ecouter pour s’imprégner de l’autre, le comprendre et le respecter. »
De la sorte, il rejoint les préconisations de nombreux experts qui, à l’instar de Patricia Glasel, directrice de Berlitz International Consulting, préconisent de « commencer par comprendre son propre cadre de références, la culture dont on est issu. Quand on a bien compris d’où l’on vient, de quoi l’on est fait, alors seulement on peut aller voir comment fonctionnent les autres ! (3) »
Au final, Thomas Savare partage-t-il la vision de la mondialisation défendue par Pankaj Ghemawat ? « Ses observations me semblent assez pertinentes et fort réalistes », répond-il. « Elles correspondent en tout cas à mon vécu professionnel. J’ai en effet pu mesurer que – dans mon secteur tout particulièrement – le succès à l’international repose sur la capacité à savoir jouer simultanément sur de nombreux échiquiers : technologique, économique et commercial, bien sûr mais aussi diplomatique et culturel ».
Et d’apporter une précision d’importance : « La mondialisation ne recouvre pas la même réalité vue de Paris, de Londres ou de Bruxelles que de Dakar, de Delhi ou du Cap. Nous Français et Occidentaux, sommes les seuls à estimer que la mondialisation débouche nécessairement sur un effacement des cultures et un reflux des Etats. Pour la quasi-totalité des autres peuples, c’est le contraire : ils y voient une occasion d’affirmer leur culture, leurs ambitions, leur souveraineté… C’est un malentendu qu’il n’est probablement pas inutile de lever. » Et si, pour mieux réussir dans la mondialisation nous devions avant tout nous libérer de nos idées reçues sur la mondialisation ?
(1) “The Cosmopolitan corporation”, par Pankaj Ghemawat, Harvard Business Review, mai 2011.
(2) Voir notamment « The Invisible Continent: Four Strategic Imperatives of the New Economy », Editions Harper Business, 2001 et «The end of the nation state », Free Press Paperbacks, 1996.
(3) « L'expatriation, ça se prépare », par Patricia Glasel, www.expatlive.com, 16/05/11.
P.M.